Le partage d’un héritage familial multiplie par deux le risque de rupture entre frères et sœurs, selon une étude de l’Ined. Un tiers des adultes issus d’une même famille cessent tout contact après un désaccord financier ou une divergence de valeurs. Certaines fratries se déchirent pour des questions de loyauté parentale ou d’anciennes blessures, tandis que d’autres découvrent tardivement des incompatibilités insurmontables. Les tensions s’installent souvent sans bruit, mais leurs conséquences s’avèrent durables et profondes.
Pourquoi les liens fraternels se distendent avec le temps
Grandir sous le même toit ne garantit pas de traverser la vie côte à côte. Les années passent, les chemins divergent, et même les souvenirs d’enfance s’estompent, laissant place à une réalité parfois plus fragile qu’on ne l’imaginait. Ce point d’ancrage qu’était la fratrie se fissure, à mesure que les choix personnels s’accumulent et que certaines blessures, jamais vraiment refermées, refont surface. Un mot de travers lancé dans la cour de récréation, la sensation d’avoir toujours été comparé, une vieille rancune planquée derrière les rideaux du passé : tout peut ressurgir, souvent sans prévenir.
Au fil des ans, les conflits entre frères et sœurs se tissent dans la trame familiale. La rivalité s’installe tôt, chaque enfant cherchant à se faire une place, à capter le regard parental. L’ordre d’arrivée, aîné, cadet, benjamin, marque durablement la façon dont chacun se sent reconnu. Certaines relations s’effilochent lentement, sans bruit, faute de points communs préservés. D’autres s’enflamment, chaque désaccord rallumant de vieilles douleurs et dressant des murs de silence ou de froideur.
Les motifs de cet éloignement sont nombreux et souvent entremêlés. Voici ce que racontent celles et ceux qui ont vu leur lien fraternel s’amenuiser avec les années :
- Éloignement naturel : les choix de vie, l’indépendance, les déménagements créent de la distance presque sans qu’on s’en rende compte.
- Blessures d’enfance non cicatrisées : anciennes jalousies, sentiment d’avoir été peu entendu ou reconnu, rivalités qui ne s’éteignent jamais tout à fait.
- Rupture des liens familiaux : certains adultes coupent tout contact, incapables de dépasser une offense passée ou une blessure plus récente.
L’image d’une famille soudée, imperméable aux disputes, relève souvent plus du mythe que du quotidien. Les liens se transforment, parfois jusqu’à devenir invisibles. Ce qui paraissait stable autrefois se révèle, avec les années, mouvant et vulnérable.
Rivalités, non-dits, héritage : d’où viennent vraiment les tensions ?
Les rivalités entre frères et sœurs n’ont rien d’un phénomène nouveau. Ce qui commence dans la complicité peut, une fois adultes, se muer en affrontement. Les souvenirs de favoritisme parental, réels ou supposés, laissent des traces profondes. Selon une étude récente, près de 65 % des familles mentionnent l’existence du traitement différentiel parental (TDP). Ressentir qu’on a été moins écouté ou soutenu s’imprime durablement dans les esprits. Même sans intention de nuire, la comparaison continue d’alimenter les frustrations, et la course à l’attention des parents ne s’arrête jamais complètement.
La psychologue Nicole Prieur, qui exerce à Paris, rappelle qu’une famille sans accroc n’existe pas. Les non-dits s’accumulent, couche après couche, chacun gardant sa version de l’histoire. La mémoire commune se décline en récits parallèles : souvenirs partagés mais interprétés différemment, colères tues, blessures restées à l’état brut. Parfois, le silence finit par remplacer toute tentative de dialogue.
Arrivés à l’âge adulte, une nouvelle source de tension surgit : l’héritage. Ce moment réactive d’anciens griefs et met en lumière les comptes non soldés de l’enfance. La répartition des biens, la charge symbolique d’un objet, la reconnaissance d’une place dans la famille : chaque détail peut devenir terrain d’affrontement. La pression parentale, réelle ou fantasmée, continue de peser. Alliances, exclusions, secrets de famille : tout refait surface quand il s’agit de se répartir ce que les parents laissent derrière eux.
Dans les témoignages et les consultations familiales, plusieurs ressorts de ces tensions reviennent régulièrement :
- Favoritisme parental : alimentant jalousies et rancœurs tenaces.
- Comparaison entre enfants : entretenant rivalité et sentiment d’injustice.
- Silence et non-dits : véritables obstacles à la réconciliation ou à l’apaisement.
- Héritage : moment où se cristallisent souvent des tensions accumulées depuis l’enfance.
Des pistes concrètes pour renouer ou apaiser la relation entre adultes
Quand la relation fraternelle s’est abîmée, tout n’est pas forcément perdu. Plusieurs leviers existent pour tenter de retisser des liens. Le premier, c’est la communication. Privilégier le dialogue direct, sans médiation parentale ni détour, permet souvent de lever des malentendus qui traînent depuis longtemps. La psychologue Monique de Kermadec insiste : chacun détient sa propre version de l’histoire. Il ne s’agit pas d’obtenir un accord total, mais d’accepter que l’autre ait vécu les choses différemment, ce qui ouvre la voie à une meilleure compréhension.
Autre option : instaurer une distance saine. Réduire la fréquence des échanges, s’accorder du temps loin des tensions, aide à éviter l’escalade. Pour Jeanne Safer, psychanalyste, cette mise à distance n’est pas synonyme de rupture définitive. Elle permet de reprendre son souffle, de redéfinir les contours de la relation, parfois même de retrouver un nouvel équilibre en dehors du cadre familial et de ses vieux réflexes.
On peut aussi revisiter des souvenirs ensemble, sans chercher à imposer sa propre lecture. La thérapeute Virginie Megglé propose de partager des souvenirs, même conflictuels, pour retisser le lien distendu et redonner une dimension collective à la fratrie, même si chaque récit diffère.
Voici quelques pratiques qui font réellement la différence lorsqu’on veut avancer :
- Prendre le temps d’écouter vraiment, sans couper la parole ni juger.
- Reconnaître la légitimité des ressentis et des blessures de chacun, même lorsqu’on ne les partage pas.
- Créer de nouveaux souvenirs en dehors des contextes familiaux habituels, pour donner à la relation un souffle nouveau, libéré des charges passées.
Les liens du sang ne protègent pas toujours contre la distance ou l’indifférence, mais ils offrent parfois une opportunité inattendue de renouer. Parfois, il suffit d’un message, d’un geste, ou d’un moment partagé là où on ne l’attendait plus. Rien n’est définitivement écrit. Peut-être qu’un jour, autour d’une table, le rire reviendra, inattendu, comme une promesse retrouvée.


